Post-censure(s)
Dans la définition libérale de la démocratie qui prévaut aujourd’hui, liberté d’expression et démocratie semblent se confondre : idées et écrits doivent pouvoir circuler sans entraves. Tel est, depuis les Lumières, le récit du libéralisme, qui a souvent placé la lutte contre la censure au cœur de l’histoire du modernisme artistique et littéraire. C’est ce récit que les démocraties libérales ont opposé à la situation de la création et de l’art des régimes totalitaires, dans les périodes de guerre froide comme aujourd’hui.
Depuis plusieurs décennies, la foi dans les vertus et les bénéfices de la liberté d’expression a, pourtant, été largement remise en cause tandis que la notion de censure s’est elle-même considérablement élargie : elle ne désigne plus seulement les interdictions prononcées par l’Église ou l’État mais un processus social continu de filtrage des opinions conduisant à un conformisme idéologique et artistique. L’attention des censeurs s’est aussi déplacée de l’imprimé aux média visuels et à l’internet. Par ailleurs, les États ne sont plus désormais les seuls ni même les premiers acteurs de la censure. Enfin, dans les sociétés libérales, où l’État affiche sa neutralité en matière de mœurs, la « société civile » a surgi comme source critique et normative potentielle, modifiant le visage de la censure en la privatisant. Les exemples de pressions abondent, ces dernières années, ainsi que les poursuites intentées par diverses associations ou communautés.
C’est sans doute que nous sommes à l’ère de la « post-censure », celle des opérations civiles, médiatiques, numériques, multinationales de recouvrement ou de neutralisation de gestes créatifs, d’énoncés (fussent-ils haineux), d’informations ou d’images jugés perturbateurs et de ce fait « offensants ».